Le syndrome de Florence
Connaissez-vous le concept de « serendipity » ? Il s’agit grossièrement du processus par lequel une personne se laisse guider par son intuition vers quelque chose d’inattendu qui l’amène à de nouvelles découvertes.
Le fait est que planifie beaucoup ma vie (control freak), et plus spécialement mes visites d’expositions, de musées, de foires, de voyages. Je commence par relever dans les magazines spécialisés auxquels je suis abonnée tous les évènements auxquels je veux assister, puis je les inscris dans mon agenda en fonction des horaires et de mes disponibilités et j’essaye de m’y tenir.
En ce début d’année, j’avais prévu de me rendre à Florence pour y passer quelques jours de repos, et visiter à nouveau cette ville que j’avais adorée il y a de cela 15 ans. Le programme était majoritairement axé Renaissance, sans trop de surprise.
Or, dès l’aéroport, attendant pour récupérer mon bagage, une affiche attira mon attention.
Marina Abramovic au Palais Strozzi.
The Cleaner.
Une photo d’elle une bougie à la main.
Tout cela se niche dans un recoin de mon cerveau.
Arrivée à l’hôtel, un prospectus parmi les « choses à visiter ». A nouveau Marina.
Je décidais de me laisser guider. Grand bien m’en fit.
Je pris donc un billet complètement à l’aveugle, ne sachant ce que j’allais voir exactement. Il s’agissait d’une rétrospective sur l’œuvre de Marina Abramovic, qui avait été auparavant présentée à Stockholm.
Dès le début je fus captivée. L’entrée s’ouvre sur une porte dans laquelle se font face un homme et une femme, entièrement nus. Il s’agit de la réinterprétation d’Imponderabilia, œuvre de 1977 exécutée alors par l’artiste et par son compagnon Ulay.
Les spectateurs devaient passer entre eux pour entrer dans le musée. Ici, nous avons le choix et pouvons les contourner…ce qui je dois dire m’arrange bien.
On a beau être beaucoup confronté à la nudité par les images, c’est tout autre chose que de devoir frôler 2 corps nus, au milieu de l’après-midi, alors que vous êtes vous-même engoncé sous 3 couches de vêtements d’hiver. Certaines personnes restent longtemps à regarder cet homme et cette femme se faisant face. J’ai beau savoir qu’ils ont choisi d’être là, et qu’ils rendent hommage à une artiste, je ne suis pas de ceux-là, et m’engouffre dans l’exposition en passant sur le côté.
Marina Abramovic s’étant particulièrement illustrée dans le cadre de performances, aussi l’exercice d’une rétrospective s’annonce compliqué. Le choix s’est porté sur un mix de vidéos, de reproductions de ses performances par des artistes vivants et d’expériences immersives.
Ainsi, la première partie qui évoque sa collaboration avec Ulay nous fait revivre via des vidéos en noir et blanc plusieurs de leurs œuvres, comme Rest Energy dans laquelle ils se font face, Ulay tenant un arc chargé vers le cœur de Marina.
La fin de leur histoire, tant personnelle qu’artistique est illustrée par The Lovers : The Great Wall Walk, durant laquelle ils sont partis chacun d’une extrémité de la muraille de Chine pour se rencontrer sur un pont, marquant leur séparation.
Je suis restée longtemps devant cette vidéo, touchante de tant de façons. Pour moi, une histoire d’amour et de collaboration artistique entre deux personnes correspond à peu de choses près à l’acmé de ce qu’une vie peut apporter. Que deux artistes soient en couple, et que chacun puisse s’épanouir professionnellement est déjà un miracle, mais deux artistes qui s’aiment et qui collaborent dans leur art, qui s’apportent l’un à l’autre, qui se font évoluer, est quelque chose de si rare et de si beau, et pour lequel j’ai le plus profond respect.
J’aime aussi que l’art soit une façon de transcender la réalité, de prendre aussi comme matériau le laid, le difficile, et de le transformer en autre chose. C’est pour moi ce qu’ils ont tenté de faire avec cette expérience, chacun parcourant sa route, au milieu de ces paysages extraordinaires, pour faire le deuil de leur histoire.
L’exposition met parfois en scène des artistes reproduisant certaines des performances de Marina Abramovic comme cet homme, astiquant un squelette à l’aide d’une éponge, tel que l’avait fait l’artiste en 1995 dans Cleaning the Mirror. Deux ans plus tard dans Balkan Baroque, c’était un tas d’os de bœuf sanguinolents qu’elle entreprenait de nettoyer.
Bien sûr, beaucoup de ses performances sont dérangeantes. J’ai eu plus de difficultés à rester longtemps devant cette œuvre. C’est le but. Nous mettre face à nous même, à nos peurs, à la mort.
Certaines sont plus ludiques, même si ce n’est pas l’objet, comme la réalisation de Counting the rice. Sur une table centrale sont disposés des milliers de grains de riz blancs et noirs mélangés. De part et d’autre de la table, des bancs où les visiteurs sont invités à s’asseoir, casque sur les oreilles, et à trier les grains de riz blancs des noirs.
Parmi les œuvres les plus connues, The House with the Ocean view était représentée par la reproduction des plateformes dans lesquelles Marina Abramovic a vécu pendant 12 jours en 2002 à New York. Les salles sont ouvertes et l’artiste n’a aucune intimité, ni moyen de s’échapper.
Rappelez-vous la scène de Sex and the City dans laquelle Carrie rencontre Petrovsky, c’est cette performance à laquelle il était fait référence (avec une fausse artiste).
Pour The artist is present, la scénographie est simple mais diablement efficace. Au mur, sont projetées des images à droite de Marina Abramovic imperturbable, à gauche, des images des personnes venues la voir dans le cadre de cet exercice durant lequel elle s’est tenue assise, sans bouger ni manger, boire ou parler face aux spectateurs.
Au centre de la pièce, une table et deux chaises qui se font face. Les visiteurs sont invités à s’asseoir et rester face à face autant qu’ils le veulent. Bien que beaucoup de visiteurs tentent l’expérience, personne ne reste bien longtemps. Pas si facile de regarder dans les yeux un(e) parfait(e) inconnue(e) sans bouger ni parler.
Cette performance avait été réalisée en 2010 au Moma pendant 3 mois, chaque jour durant sept heures et demie.
Je pense que M. Abramovic pourrait facilement nous apprendre deux, trois choses en matière de méditation et de pleine conscience. Le seul moment où elle a montré une émotion fut lorsque son ancien compagnon Ulay s’assit en face d’elle participant à la manifestation.
L’exposition se poursuit au niveau inférieur, avec certaines des œuvres dans lesquelles l’artiste se mettait le plus en danger. Pour « Rhythm o », la performeuse s’était tenue debout face au public pendant 6 heures. Dans la pièce se trouve 72 objets, des plus anodins comme du miel, des plumes, du pain, du vin, etc mais aussi des armes comme des lames de rasoir, une barre de fer, un couteau, un pistolet et une balle.
La rétrospective reproduit la table et les objets ainsi qu’une vidéo de l’évènement. Les spectateurs étaient invités à interagir avec elle au moyen des différents objets. Dans un premier temps, des baisers, des fleurs, puis certains ont coupé ses vêtements, sa peau avec les lames de rasoir, l’ont agressée sexuellement.
Il n’est pas très connu que Yoko Ono, grande artiste conceptuelle rattachée au mouvement Fluxus et accessoirement dernière compagne de John Lennon, avait déjà réalisé en 1964 une performance similaire. Cut la mettait en scène, assise, sans bouger, habillée, pendant que des visiteurs pouvait utiliser une paire de ciseau sur elle, pour couper des bouts de ses vêtements voire de ses cheveux.
M. Abramovic a plus de 70 ans et nous interroge toujours autant sur de nombreux sujets : politiques, religieux, intimes, féministes. Je ne m’attendais pas à trouver de l’art contemporain à Florence, réputée ville musée. Stendhal était tombé malade sous le choc d’une telle profusion artistique, je ressortais moi-même troublée et un peu déboussolée de tant de sujets de réflexion.